En 1963, au beau milieu de la « période yéyé », le monde entier succombait à l’entêtant refrain de Dominique (Dominique, nique, nique / S’en allait tout simplement, / Routier pauvre et chantant. / En tous chemins, en tous lieux, / Il ne parle que du Bon Dieu, / Il ne parle que du Bon Dieu.), ritournelle de patronage composée et entonnée par une jeune religieuse belge voulant célébrer le fondateur de son ordre, saint Dominique.

Cette dernière, née Jeanne-Paule Deckers le 17 octobre 1933, se hissait ainsi en quelques semaines au sommet des hit-parades, son « tube » devenant même la seule chanson francophone classée n°1 des ventes de disques aux États-Unis ! Semblant avoir emprunté sa guitare à Brassens et ses lunettes à Darry Cowl, elle devenait un phénomène du monde musical, vendait plus de 3 millions de 45 tours, était célébrée à Mexico comme à Auckland, à Québec comme à Montevideo, gagnait le surnom de The Singing Nun (La Nonne chantante) dans les pays anglophones et se retrouvait quatre fois nommée aux Grammy Awards en 1964.

Prolifique, elle enrichissait son répertoire de refrains dans la même veine, aux titres couleur de dragées : Petit Mouton, Dansons la farandole, Souriceau et Souricette, Tirlitonton, Le Petit Cheval Hurluberlu, Lunettes roses, Trois Lapins et même Un moustique, tique, tique.

N’ayant choisi ni son nom d’artiste (elle n’aimait pas ce « Sœur Sourire », imposé par sa maison de disques après une étude de marché) ni les termes de son contrat (l’ensemble de ses revenus était partagé entre Philips et son couvent afin de respecter le vœu de pauvreté), réalisant que la vie monastique n’était pas sa vocation, elle devait quitter les ordres en 1966 (année où Debbie Reynolds l’incarnait au cinéma dans le film Dominique) et aborder une nouvelle carrière, cette fois sous le nom de Luc Dominique (« Sœur Sourire » ne lui appartenant pas juridiquement) mais avec un répertoire si différent et engagé (elle y critiquait ouvertement le conservatisme de l’Église et défendait, par exemple, l’emploi de la pilule contraceptive) qu’elle y perdait une grande partie de son public. Ainsi chantait-elle alors Elle est morte, Sœur Sourire / Elle est morte, il était temps

Autorisée par son ancien couvent à redevenir « Sœur Sourire » mais minée par les dettes (poursuivie par le fisc tandis que Philips, qui avait empoché la quasi-totalité de ses revenus, refusait de venir à son secours), tentant en vain de s’adapter aux nouvelles modes musicales (la voici, en 1982, dans une étonnante version « disco » de Dominique), elle vivait modestement à Wavre (Brabant wallon) avec sa compagne, Annie Pécher, thérapeute d’enfants autistes. Après la faillite de l’institut qu’elles avaient créé, les deux femmes sombrèrent dans la dépression et se suicidèrent ensemble le 29 mars 1985. Ultime déveine, le jour-même (!) où l’équivalent belge de la SACEM débloquait enfin en sa faveur une somme très importante au titre de ses droits d’auteur.

Le jour où je me suis rendu au cimetière de Wavre, l’atmosphère, comment dire, n’incitait guère à l’euphorie.

Au fond de l’enclos, un monument se distingue. On y lit, outre celle de sa compagne, à la fois sa véritable identité, son nom d’artiste et, paradoxe, le refrain de la chanson où elle disait s’être délivrée de Sœur Sourire :
J’ai vu voler son âme / À travers les nuages