Que le maréchal de Villars nous pardonne : à sa victoire de Denain sur les Austro-Hollandais, le 24 juillet 1712, lors de la guerre de Succession d’Espagne, nous préférerons ce jour un coup de chapeau à Vincent Isola, né le 24 juillet 1862, il y a cent cinquante ans.

Il faudrait sans doute attendre longtemps pour que les grands médias nous parlent des frères Isola, Emile (né en 1860) et Vincent qui furent les rois de Paris durant un demi-siècle. Artistes prestidigitateurs, ils furent surtout les propriétaires des principales salles de music-hall de la capitale et de fabuleux accélérateurs de carrière pour bien des artistes. Leur nom reste associé au théâtre des Capucines, à l’Olympia, aux Folies-Bergère, à la Gaîté-Lyrique, à l’Opéra-Comique, au théâtre Mogador, et j’en oublie.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le type de spectacle qu’ils avaient créé était passé de mode. Ils moururent, Emile puis Vincent, en 1945 et 1947, et furent enterrés au cimetière des Batignolles où l’oubli désormais les enveloppe. Saluons le beau travail d’un de leurs lointains descendants qui offre aux internautes de les découvrir :
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Jacques-Charles, le fameux revuiste ( il co-écrivit, entre autres, Ca, c’est Paris !), qui travailla pour eux, les a ainsi décrits (Jacques-Charles, Cent ans de music-hall, éditions Jeheber, 1956) :
Les Isola étaient simples et bons, d’une correction en affaires remarquable ; leur parole valait tous les écrits. Ils étaient surtout, et avant tout, d’une extraordinaire amabilité, accueillant les plus vagues relations comme l’ami le plus cher, dont on attendait la venue pour que ce jour-là fût un jour faste, donnant ainsi à chacun l’impression qu’il était chez lui dans leurs théâtres. J’estime que le grand secret de leur fulgurante réussite d’alors fut cette amabilité, grâce à laquelle ils trouvèrent tous les appuis, tous les « pistons » qui leur furent nécessaires pour obtenir les théâtres subventionnés qu’ils convoitaient. Il faut bien le dire, les Isola ne connaissaient rien à la comptabilité administrative, puisqu’un de leurs caissiers, à l’Opéra-Comique, put leur dérober plus d’un million sans qu’ils s’en aperçoivent. Ils ne connaissaient ni la mise en scène, ni la publicité, ni la musique, bien qu’ils affirmassent à tous les compositeurs qui venaient à l’Opéra-Comique : « Cher maître, votre partition ne quitte pas le piano de Mme Isola. » Or aucune des deux dames Isola ne jouait de piano ! mais ça ne faisait rien, ils étaient si aimables ! et puis cette affection profonde des frères l’un pour l’autre était touchante, admirable. Quand le plus petit, Emile, mourut, Vincent Isola fut désemparé, il semblait avoir perdu son équilibre ; il devint une épave… Ils sont réunis de nouveau là-haut et doivent faire de merveilleux tours de prestidigitation pour amuser les anges. Ils sont bien capables d’escamoter saint Pierre pour que tous leurs amis puissent venir les rejoindre au Paradis sans avoir à montrer patte blanche.

De cette évocation jaillit pour moi un ricochet vers l’inguérissable nostalgie de Pierre Philippe (né en 1931), homme de spectacles à qui rien de ce qui touche ou frôle le music-hall n’est étranger (combien chaque génération produit-elle d’hommes tels que lui qui semble avoir tout vu, tout entendu, tout lu… et tout retenu ?) et à qui l’on doit les plus parfaits textes de chansons sur ce monde évanoui. Que ces deux couplets de son Fantôme de Paris (Pierre Philippe, Le Rouge, le Rose, Christian Pirot, 2003) trouvent ici la place qu’ils méritent, amer viatique pour les mânes des frères Isola :

Paris Paris t’as laissé choir
Les lumières de ton Rochechouart
Le Gaumont-Palace et Medrano
T’as fracassé ton Bobino
Et congédié les saltimbanques
Pour ouvrir des snacks et des banques

(…)

Paris Paris ton goût du pèze
T’as réduite à ton Père-Lachaise
C’est là qu’on voit mon vieux Pantruche
Le spectre de tes plumes d’autruche
Pleurer au au vent qui les emporte
Sur les tombeaux des années mortes

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