Un de plus qui m’aura demandé bien des efforts pour accéder à sa tombe !

L’écrivain irlandais John Millington SYNGE (1871-1909), figure capitale du Celtic Revival (mouvement littéraire créé en 1896 pour remettre à l’honneur la culture traditionnelle irlandaise), trouva à partir de 1898 durant ses longs séjours estivaux dans les îles d’Aran (vivant le reste de l’année à Paris puis à Londres à partir de 1903) la matière de ses premières oeuvres dont Riders to the sea, pièce créée à Dublin en 1904 (et traduite en français sous différents titres : Cavaliers à la mer, Cavaliers de la mer, Cavaliers en mer, Cavaliers vers la mer…) et dont la puissance fit dire à une de ses interprètes qu’elle nous emmène au bord du précipice, au seuil du monde visible, et les limites rationnelles disparaissent.

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Le chef-d’oeuvre de Synge date de 1907. Il s’agit du Playboy of the Western World, devenu pour nous Le baladin du monde occidental, dont la première, en janvier 1907, provoqua des émeutes à Dublin car jugée dégradante par les milieux nationalistes. Il fallut l’intervention du futur prix Nobel William Butler Yeats et sa fameuse déclaration (Vous vous êtes déconsidérés, est-ce ainsi que sera toujours accueillie à l’avenir l’arrivée du génie irlandais ?) pour apaiser les troubles.
Ce fut la même chose à New York où on parla d’un texte lascif, sacrilège, obscène et indécent. À Paris, en 1913, tout se déroula (selon le témoignage d’Apollinaire qui fut un des seuls spectateurs à se dire frappé par ce tragique si nouveau et qui regrettait, la pièce débutant par l’irruption dans un village d’un vagabond affirmant aux habitants qu’il vient de tuer son père, de voir dans la salle du théâtre de l’Oeuvre trop de pères, pas assez de fils.) dans l’indifférence.
Synge ne le sut jamais : la maladie de Hodgkin l’avait emporté le 24 mars 1909, à seulement trente-sept ans.

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Parmi les hommages posthumes, un des plus remarqués demeure la place qu’André Breton lui réserva dans son Anthologie de l’humour noir (Gallimard, 1940), concluant :
Synge qui, avant de se retirer en Irlande et d’y aborder le théâtre, a voyagé en Allemagne et en Italie et longtemps résidé en France, s’est fait une représentation très vive de l’écueil qui menaçait en littérature et en art chacune des deux tendances antagonistes de son temps : « La littérature moderne des villes n’offre de richesse que dans un ou deux livres très travaillés qui sont bien loin des profonds et communs intérêts de la vie. On a, d’un côté, Mallarmé et Huysmans produisant cette littérature, et, de l’autre, Ibsen et Zola, traitant des réalités de la vie en termes désenchantés et incolores. » La résolution de cette contradiction, il l’a trouvée dans le langage à la fois ultra-concret et éperdument incantatoire du peuple irlandais, réduit géographiquement et économiquement à son génie propre, et dans l’imagination flamboyante avec laquelle ce peuple – bergers, pêcheurs, servantes de cabarets, rétameurs nomades – tend à s’affranchir de « l’oppression des collines ». L’extraordinaire lumière de l’oeuvre de Synge tient à ce que, ce magnifique arbre primitif, il a su le dénuder pour nous jusqu’à la sève.

Je ne pouvais lors d’une escapade nécrosophique en Irlande passer à côté d’un tel homme.
C’est au coeur du cimetière dublinois de Mount Jerome (qui n’était à l’époque réservé qu’aux protestants mais qui depuis accueille aussi les défunts catholiques), moins vaste et prestigieux que la nécropole catholique de Glasnevin, par un jour d’hiver, sous un ciel bas et comme aplati par de terribles rafales de vent, que j’ai, parmi des centaines de stèles alignées, enfin aperçu la sienne que rien ne distingue de ses voisines.
Seule une plaque à même la terre et une poignée de cailloux pour rappeler qui repose ici, un poète si magnifiquement irlandais et si naturellement universel, qui avait fasciné Antonin Artaud et annoncé Samuel Beckett.

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