Durant l’automne 1981, je pensais davantage au Père-Lachaise que je n’y venais, soumis à un emploi du temps lycéen qui me laissait peu de liberté. Dans les marges de mes cahiers (déjà attiré par les marges, penseront certains), je narguais l’ennui en compilant des listes de sépultures, ici les écrivains, là les peintres ou les compositeurs. Mes voisins de table s’en souviennent encore et m’en parlent lorsque nous nous revoyons.
La nuit tombait de plus en plus tôt, nous achevions nos lundis en cours de grec ancien où il n’était plus question de se planquer car nous n’étions que cinq à déchiffrer Eschyle, Sophocle, Euripide ou Aristophane, de loin plus facile, devant un professeur découragé par nos lacunes et nos hésitations.
L’actualité n’était pas réjouissante et nous avions encore l’innocence de nous en étonner. En octobre où s’étaient succédées les morts de Sadate et de Brassens, nous lisions Le Père Goriot dont les derniers paragraphes, le défi de Rastignac lancé à Paris depuis le cimetière de l’Est, me fascinaient. Début décembre, l’état d’urgence était proclamé en Pologne (par le général Jaruzelski, décédé il y quelques semaines).
Puis un jour, des mots simples en apparence posés sur une mélodie impeccable, devinrent malgré nous la bande-son de cette entrée dans l’hiver. C’était Il est libre, Max d’Hervé Cristiani, tant de fois entendu (aucun d’entre nous n’avait acheté le disque mais il suffisait d’allumer la radio ou la télévision pour l’écouter).
Les néons des manèges ou les poissons dans la nasse, voilà des paroles qui ont dû rester chez bien d’autres que moi, susciter des images différentes et réveiller à chaque fois ce frisson que Robert Hossein appelle joliment la Nostalge.
C’est dire mon émotion de savoir Hervé Cristiani désormais couché à deux pas de Jim Morrison, chemin de Lesseps, où je rêvais tant d’aller me promener en décembre 1981 plutôt que de partir en cours de maths.
Un grand regret à son sujet : bien sûr Il est libre, Max est une de ces chansons rares contre lesquelles la mode s’époumone en vain et qu’on écoutera encore longtemps avec bonheur mais elle a vampirisé tout le reste de son oeuvre et les hommages bâclés qu’on nous servit le jour de sa mort se réduisirent trop souvent à un quart de couplet et un demi refrain. Or, il y a de nombreux petits trésors chez Hervé Cristiani et puis, le mot vaut d’être employé, une merveille : la chanson Antinoüs qui lui fut inspirée par sa lecture des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar (l’Antiquité, voilà un sujet rarement défriché dans l’univers de la ritournelle !).
Un lien pour l’écouter et saisir quel grand artiste vient de mourir (le pianiste qui accompagne ici Hervé Cristiani est le chanteur et musicien Frank Noël, également décédé) :
L’empereur Hadrien était, on le sait, nourri de culture grecque et dans ce cliquetis des timbales d’or, j’entends aussi le pas d’Eschyle, Sophocle et Euripide ainsi que celui, plus léger, d’Aristophane. Et je me surprends à regretter devant cette tombe récente de ne plus être au lycée en cours de grec ancien, autant que j’enrageais jadis au lycée de ne pas venir au cimetière…