« L’Empereur des dimanches », ainsi ses biographes Brigitte Hermellin et Vanessa Pontet, ont-elles baptisé Jacques Martin (1933-2007) dans leur livre publié en 2008 aux éditions de l’Archipel qui s’ouvre sur ces mots :
Jacques Martin est né le 22 juin 1933. « Le jour où Hitler a pris le pouvoir. C’est pour cela que ma mère s’en souvient », confiait-il à son ami Jacques Chancel. La phrase est amère. Elle résume, à elle seule, toute la rancoeur de Jacques Martin, animateur préféré des Français pendant trente ans, vedette incontestée et incontestable du petit écran et grand amuseur devant l’Éternel.

Auteur de la préface, Jacques Chancel rapporte : Il craignait tant de n’être pas aimé qu’il entrait facilement en indifférence, imposant à ses proches des distances qu’il n’appréciait guère. Toute critique lui était insupportable. Ce n’était pas vanité, seulement douleur. Jacques Martin exhibait au grand jour, sur petite lucarne, ses éclats de comédie pour n’avoir pas à dévoiler ses sentiments profonds, sa permanente angoisse. La pudeur lui semblait une protection, la méchanceté une arme dissuasive. Il se voulait tiraillé entre humour, tendresse et peur. Il savait bien des choses, plus que beaucoup d’autres, mais son ignorance du bonheur faisait notre étonnement. (…) Jacques Martin appartient désormais à l’histoire de la télévision, qui s’invente déjà des légendes. Il est du patrimoine français. Unique en son genre. Si loin des éphémères qui meublent nos écrans le temps d’une saison. A-t-il été aimé comme il en rêvait ? Il a l’estime et le respect, c’est bien plus glorieux.

Diable d’homme, cultivé autant que cabotin, souvent insupportable pour ses proches, perfectionniste et colérique, riche de tant de dons, auteur, comédien, chanteur, animateur, cuisinier, bibliophile, improvisateur prodigieux, boulimique de travail, séducteur impénitent (trois épouses, huit enfants), Jacques Martin, roi du théâtre de l’Empire où il enregistrait en public chaque samedi, « sous vos applaudissements », ses émissions dominicales, ne se remit jamais de son éviction. Elle lui fut signifiée le 21 mars 1998, il eut la nuit suivante un AVC qui l’isola définitivement au point d’aller finir ses jours, seul, à l’hôtel du Palais de Biarritz, ne recevant plus de visites que de quelques anciens complices comme Pierre Bonte ou Laurent Ruquier.

Dans sa préface citée plus haut, Jacques Chancel confie :
Aux dernières secousses de son existence, je n’étais plus là ; j’avais compris, à Biarritz, qu’il fallait respecter sa solitude. Les plus proches n’étaient à la vérité que des passants. Il m’avait regardé, l’oeil allumé : « Crois à ma lucidité, fût-elle malmenée par les événements… C’est vrai, j’ai fait tant de choses, trop de choses, mais j’aurai eu la satisfaction de jouer « La Belle Hélène », d’honorer Offenbach… Ma souffrance, elle, vient d’une traîtrise : on m’a volé mes dimanches et mon empire. Point final. »

Je m’étais rendu sur sa tombe quelques mois après sa mort, à Lyon, au nouveau cimetière de la Guillotière. J’y suis retourné plusieurs fois depuis et connais bien l’endroit. Il y repose, non loin des frères Lumière, auprès de son grand-père, l’immense Joanny Ducerf (1870-1941), le maître queux qui avait servi le tsar Nicolas II et dont Paul Bocuse disait « C’était mon père ! », sa grand-mère, sa mère et son beau-père. Rien d’autre pour lui que son état-civil, le plus commun de l’Hexagone, au point que le risque est grand de frôler la sépulture en imaginant que ce Jacques Martin-là est un des innombrables homonymes du créateur du « Petit Rapporteur », de la « Lorgnette » ou de « L’École des fans ».

La face de lui que je préfère, l’humoriste tendre et cruel, nourri d’Alphonse Allais et de Charles Trenet mais surtout fils de Francis Blanche, se révèle mieux que jamais dans le livre qu’il avait publié en 1976, temps de son triomphe télévisuel, aux éditions de la Table Ronde. Son titre ? J’ai peur.

En voici l’avant-propos, déjà si amer :

Quand on fait dans le comique-mique-mique-mique, la dignité c’est défendu d’en avoir une. Tu n’y as pas droit de ton vivant. On te l’accordera plus tard.
Un archiprêtre de la Sorbonne viendra passer l’éponge sur ton cadavre couvert de crachats et déclarera en une biographie de trois cents et quelques pages (Éditions de la Pensée contemporaine 27 F T.V.A. incluse) qu’il y avait quand même une sorte d’homme sous ta défroque charnelle. Mais jusque-là… Motus. Si tu as mal, c’est que tu es douillet.
D’ailleurs, dans notre métier, tout ne se passe-t-il pas en musique-sique-sique-sique… Et lorsque le refrain déplaît ou bien que les couplets y vont un peu trop fort avec la politique, ceucx qui n’apprécient pas, sans hésiter un instant, vous giflent. Surtout, surtout ne répondez pas, vous cesseriez d’être un comique. Alors il faut laisser faire… Vrââânng ! comme on écrit aujourd’hui dans les bulles… Du bâton sur la tête… Comme à Guignol. Les coups font partie de notre répertoire et si nous mettons du rouge à la pointe du nez, c’est pour permettre aux gens de mieux pouvoir viser.

Ainsi depuis la nuit des temps tous ceux qui ont choisi de faire rire leurs semblables aux dépens de ceux qui les affligent ont dû subir, sans répondre, ces mille et un coups de poignard que par-derrière eux les méchants leur infligent.
Quand il avait trop ri, François d’un coup de pied au cul envoyait rouler Triboulet sous la table… Un bossu c’est tentant n’est-ce pas ?… On dirait que ça a deux paires de fesses. Les temps ne sot pas aussi éloignés qu’o le pense où le fait d’avoir chansonné un peu fort le comte de Guiche nous valait de prendre sur la tête un pavé tout à trac. Dormez en paix Cyrano Savinien Hercule de Bergerac.
J’écris cela à l’adresse de ceux qui visent à atteindre l’homme au travers du masque de l’humoriste. Celui-ci est figé en un rire éternel. C’est peut-être ce qui agace. Mais derrière cette « persona » il y a celui qui l’anime. Ne vous y trompez pas, à l’intérieur de chaque « Gugusse », comme il vous sied parfois de nous désigner, pousse une rose toute d’amour et de respect pour les autres…

Une dernière chose, chaque fois que je me rends sur la tombe de Jacques Martin, je n’y croise absolument personne.