Il y a cent ans, le 10 octobre 1924, naissait Monique Tchemerzine, future Ludmila Tcherina.
Difficile d’imaginer, pour qui n’a pas vécu cette époque, l’aura de cette artiste totale dans la France des Trente Glorieuses.
Fille d’un khan géorgien devenu officier de l’armée impériale, danseuse étoile à dix-huit ans, interprète des ballets de Serge Lifar (Juliette et Roméo, Méphisto valse), triomphant à Paris comme à Milan, New York ou Moscou dans les grands rôles du répertoire (Giselle), elle marqua les esprits dans Le Martyre de Saint-Sébastien (musique de Debussy, livret de D’Annunzio) à l’Opéra de Paris en 1957, révélant son talent de tragédienne.
Sous la direction de Jean Renoir, Roland Petit, Raymond Rouleau ou encore Maurice Béjart (plutôt avare de compliments mais qui se fendit pour elle d’un Une danseuse… véritable !) mais aussi à la tête de sa propre compagnie, elle connut le succès durant trente ans dans les rôles dits classiques comme dans le ballet contemporain tout en tournant de nombreux films (Les Chaussons rouges, Les Contes d’Hoffmann, Spartacus…). Sa carrière sur les pointes achevée, elle incarna l’Antinéa de L’Atlantide mais aussi la Dame aux Camélias et Anna Karénine.
Elle fut aussi romancière (La Femme à l’envers) et publia un livre de souvenirs.
Figure du Tout-Paris, célébrée pour sa beauté et son élégance, proche de toutes les sphères de pouvoir, elle régna sur une société mondaine aujourd’hui révolue dont Philippe Bouvard est un des ultimes témoins.
Il l’a fort bien connue et l’évoque en ces termes dans son livre à succès, Du vinaigre sur les huiles (Stock, 1976) :
Je l’aime bien. Et je l’aimerais autant si elle s’appelait seulement Monique Roi, et si elle n’était pas à la fois – avec quel brio ! – danseuse, comédienne, tragédienne, sculpteur et peintre.
J’admire aussi en elle une obstination, un sens de la « gamberge », un arrivisme de bonne compagnie, qui lui ont permis de mener sa carrière d’une façon exceptionnelle en tirant le maximum d’apparitions judicieusement dosées et en prévoyant, tous les cinq ans, un nouveau virage réussi.
J’ai également beaucoup de considération pour la fascination qu’elle sera parvenue à exercer sur les grands penseurs de son époque, d’André Malraux à Roger Garaudy.
Remarquablement informée, curieuse de tout, et douée d’une mémoire exceptionnelle, Tcherina aurait pu constituer pour moi une « source » privilégiée.
Hélas ! ses informations étaient tellement extraordinaires que je n’y ai jamais cru. Ou qu’elle n’a jamais pensé à me es communiquer.
Une fois, ce fut pour le remariage d’Aristote Socrate Onassis avec Jackie Kennedy. Lorsqu’elle m’en parla, huit jours avant que la nouvelle fût annoncée, j’éclatai de rire, et nous convînmes ensemble que ce n’était peut-être pas très sérieux.
Mais il y eut mieux. Le soir où le général de Gaulle mourut à Colombey-les-Deux-Eglises.
Elle fut alertée vers onze heures du soir par un mystérieux correspondant (je sais qui, mais je ne vous le dirai pas). C’était là un « scoop » mondial , d’autant que l’annonce officielle de la disparition de l’homme du 18 juin fut différée jusqu’au lendemain matin dix heures. Mais Tcherina ignorait cette particularité.
Elle crut, de bonne foi – et c’était vraisemblable – qu’à la minute où on lui téléphonait la nouvelle, tout le monde était au courant, au moins dans le monde de la presse, et que le lendemain tous les journaux en parleraient. C’est pour cette raison qu’elle ne m’alerta pas, et que je ratai l’article le plus sensationnel de ma carrière.
Peintre et sculpteur (c’est ce mot qui apparaît sur sa tombe, et non sculptrice) de talent, elle exposa dans le monde entier. Son chef-d’oeuvre, Europe à coeur, monument de douze mètres de haut célébrant l’union des nations du Vieux continent par la culture, est aujourd’hui visible sur le parvis du nouveau Parlement européen de Strasbourg.
Deux fois veuve (son premier époux, le danseur Edmond Audran, mort accidentellement en 1951, repose non loin d’elle), Ludmila Tcherina mourut en 2004 à l’âge de 79 ans. Inhumée à Paris, au cimetière Montmartre, auprès de son second mari, l’industriel Raymond Roi (dont l’entreprise fabriquait les boîtes d’emballage du Livarot), elle éclipse totalement ce dernier dont le nom n’apparaît qu’à grand-peine sur la pierre tombale tandis que le sien brille en grandes lettres d’or. Une réplique d’Europe à coeur trône sur la tombe.