Louis-Bernard Robitaille, journaliste québécois qui à force d’observer la France et ses habitants a fini par nous connaître mieux que nous-mêmes, conte dans Le Salon des immortels, Une académie très française (Denoël, 2002) les coulisses surprenantes de l’élection quai Conti d’Henry de Montherlant :

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L’auteur des Jeunes Filles n’était pas sans reproche pour son comportement pendant l’Occupation. On pouvait retenir contre lui des écrits très marqués à droite, ou complaisants vis-à-vis du nazisme dans la NRF de Drieu ; dans Solstice de juin, recueil de textes publié en octobre 1941, il écrivait notamment à propos de la croix gammée qu’elle était « la roue solaire qui préside à la mort, mais aussi à la résurrection des civilisations ». Mais, malgré plusieurs déclarations et articles faisant un éloge plus qu’ambigu de la force brutale et des « guerriers », il n’avait pas vraiment mis la main à la pâte de la collaboration politique et s’était, si l’on ose dire, cantonné à son rôle d’écrivain. En somme, bien qu’ayant eu « des ennuis à la Libération », il n’avait rien commis d’irréparable, selon les standards de l’Académie, et, en 1960, la fin de la guerre avait plus de quinze ans et l’auteur de la Reine morte était devenu un grand de son époque. On multiplia les démarches pour vaincre son manque d’enthousiasme ; on lui promit d’abord de le dispenser de visites, puis de lettre de candidature, on l’écrivit pour lui et il accepta tout juste de la parapher. Il fut élu sans concurrent par vingt-quatre voix sur vingt-neuf votants. Après quoi, il se contenta de lire en commission un discours jugé très curieux entièrement consacré à la géographie de la Nouvelle-Zélande telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de son prédécesseur André Siegfried. Pour cause d’agoraphobie, il refusa la séance officielle de réception. Après quoi on le revit plus jamais sous la Coupole.

Disons-le, le trait est forcé et le propos exagéré. Montherlant n’a pas parlé que de la Nouvelle-Zélande dans l’oeuvre d’André Siegfried (un paragraphe seulement dans un texte de plusieurs pages mais étrangement amené : Je n’avais jamais entendu parler de la Nouvelle-Zélande, et les compatriotes auprès de qui je m’informai n’en savaient pas plus que moi : l’un me dit que c’était la Thaïlande d’aujourd’hui, l’autre que c’était une presqu’île située au nord de la Finlande.)

En revanche, tout dans son discours a montré qu’il considérait l’exercice comme une corvée. Quant à l’éloge, j’en ai connus de plus vibrants : Faisons donc nos préambules, puis entrons dans M. Siegfried, et tenons-nous-y. (…) À quatre-vingt-quatre ans, André Siegfried était-il un vieillard ? Six mois avant sa mort, il nageait en mer dans la baie d’Antibes : c’est son compagnon de nage qui me l’a dit. (…) André Siegfried est l’homme du concret. Il s’y ébat comme dans la baie d’Antibes. Chiffres, dates, statistiques, graphiques, cartes, et puis d’autres statistiques, d’autres graphiques, d’autres cartes sur le même sujet, faits à une autre date. Ah ! nous n’avons pas affaire à un abstracteur de quintessence ! Tout ceci précis, minutieux, clairement conçu, et clairement écrit. (…) André Siegfried a écrit : « Le sens de la composition est aussi nécessaire au jugement que le sens des proportions : il ne suffit pas de connaître les proportions des choses ; il faut, par une composition qu’on peut qualifier d’artistique, les mettre à leur place dans un ensemble dont l’harmonie constituera la vérité. » Tout est excellent dans cette phrase, fors les derniers mots. (…) M. Siegfried est pour nous un professeur. Il donne une impression vive de connaître ce dont il parle, et d’en parler sans passion. (…) Si je ne craignais de blesser son ombre, je dirais qu’il me touche davantage comme homme sensible que comme moraliste, où il est un peu facile. (…) Mais arrêtons-nous, il en est temps, la vérité nous gagnait de la main. Nous avons assez fait pour notre péroraison.

André SIEGFRIED (1875-1959), qui siégea quinze ans à l’Académie française, était sociologue, économiste, historien et géographe.
Né dans un milieu favorisé et politisé (son père fut maire du Havre et très brièvement ministre du Commerce), il renonça à la députation après quatre échecs successifs et s’affirma comme pionnier de la sociologie électorale en publiant en 1913 le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, autrement plus important dans son oeuvre que sa thèse de 1904 sur la Nouvelle-Zélande.
On n’y lit pas sans intérêt cette observation que les électorats conservateurs se rencontrent dans les régions au sol granitique tandis que les progressistes sont plus nombreux dans celles au sol calcaire.

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Couvert d’honneurs, il fut un des professeurs les plus influents de son temps (titulaire de la chaire de Géographie économique et politique au Collège de France), un collaborateur régulier du Figaro ainsi que le premier président de la Fondation nationale des sciences politiques.
Il mourut le 28 mars 1959.

Rien d’étonnant à découvrir sa tombe au cimetière de Passy, non loin de la grande chapelle de Marie Bashkirtseff. Son nom s’y trouve si discrètement gravé sur le côté du monument qu’on risque de le frôler sans le lire.

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Quant à Henry de MONTHERLANT (1895-1972), auquel Claude Lévi-Strauss succéda à l’Académie, ses cendres furent, selon son désir, répandue sur le Forum de Rome et dans le Tibre par son exécuteur testamentaire, et complice en philopédie, Gabriel Matzneff.

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