Parce qu’elle mourut le 29 août 1979, j’ouvre ce soir un des volumes de souvenirs de Mary Marquet qui fut une des plus grandes comédiennes de son temps, et pas seulement car elle mesurait plus d’1,80 mètre, Ce que j’ose dire (Jean Dullis Editeur, 1974), livre riche d’ombres chères mais où la mémorialiste ne souffre guère de se montrer à son désavantage. Des gens de théâtre, il faut apprendre à décrypter la prose.

D’une page l’autre voici qu’apparaissent les André, Tardieu et Antoine (mais seul le premier fut son amant), Fanny Heldy (la cantatrice qu’épousa Marcel Boussac), Léon Blum et les comédiens de Max, Mounet, Gémier (ce dernier était le père de son fis qui, arrêté pour faits de Résistance mourut à Büchenwald), puis même mademoiselle Mars (mais il s’agit là d’une évocation à distance, Mary Marquet ayant vu le jour en 1895), enfin, celle sur qui s’arrête ma lecture, Eve Lavallière.

Un jour, tout en se promenant, elle répétait son texte, frappant ses fines bottes avec une cravache à pommeau d’or. Au tournant d’un chemin elle croise un prêtre, il se présente (c’est le nouveau curé), elle se nomme, ils échangent quelques propos. La conversation s’élève peu à peu. Quittant la route ils vont à travers champs (l’Evangile, elle le connaît mal ! sa seule règle c’est la fantaisie. Toute rigueur l’insupporte). Chaque fois que cet homme, fort intelligent, émet un avis contraire au sien, elle fait tomber quelques pommes des branches qui ploient sous leur poids, d’un seul coup de sa cravache. Très impressionnée par l’esprit éclairé de ce prêtre plus convaincant que les autres; pour ne pas répondre une bêtise, elle mord à pleines dents un de ces fruits malmenés. Puis, par intervalles, elle recommence son saccage. Ils se sont assis. La cinglante besogne se ralentit. Eve écoute; elle baisse la tête, ne répond plus…

C’est au cours de ce premier tête-à-tête que toute sa carrière, sa vie tumultueuse, ce luxe, qui lui paraissait essentiel, c’est durant cette heure que tout cela se détacha d’elle comme un manteau usé. La grâce était là, en suspens, dans l’air…
Eve m’a décrit et répété, mot pour mot, la scène, peu de temps après que notre intimité eut commencé, et je l’entends encore murmurer : « Quand Jésus arrive, il ne prévient pas ! »

Tombe d'Eve Lavallière
Devenue tertiaire franciscaine, Eve Lavallière (1866-1929) fut portée en terre au cimetière de Thuillières (Vosges), sa tombe touchant le mur de l’église et portant la supplique tirée des Prières de Sainte Thaïs : Vous qui m’avez créée, ayez pitié de moi.
Mary Marquet, elle, repose au cimetière de Montmartre, loin des hommes qui peuplèrent sa vie, Edmond Rostand, Maurice Escande, Firmin Gémier, Victor Francen, Serge Lifar…

Tombe de Mary Marquet

Tombe de Mary Marquet


(Que le récit de cette conversion soudaine soit aussi un signe très amical au jeune prêtre qui accompagnait le groupe de pèlerins que j’ai guidé aujourd’hui et qui m’a dit, à l’issue de la viste, des mots forts et justes que je n’oublie pas.)

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